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Anatolie désorientale
J’arrive en Turquie comme à un premier date après une relation longue, avec l’Iran. Au rendez-vous: le mont Ararat, des kalachnikovs, la ville frontalière de Doğubayazıt et un parfum d’Europe devant le super marché MIGROS. Les passages de frontières rendent muet : je dois changer de dictionnaire. Je me paye deux nuits d’hôtel pour attérir, jeter un oeil à la carte, faire des plans.
Selon l’interrogatoire du réceptioniste il ferait peut être plus chaud à Van, il y a un lac, un chateau, les décisions ça tient pas à grand chose. Sur place je cherche l’ancienne capitale arménienne et trouve surtout des döner et des pide, je sens que je vais me régaler ici aussi d’autant que je peux m’envoyer ça sans état d’âme, c’est de la cuisine locale.
Dans la rue, alors que je lutte avec mon sac, un homme interrompt sa marche et sa conversation pour m’aider à enfiler ma bretelle. Quand je dis aux gens que je suis français, ils mettent la main sur le coeur et joignent les doigts vers le ciel avec un air enchanté, ils sont plein de tendresse.
Gravissant le piton du fameux chateau je tombe sur Mohammed qui me met en garde contre je sais pas trop quoi avec plein d’insistance. La forteresse se visite pas, c’est l’armée qui l’occupe et selon son mime ils hésiteraient pas à me tirer dessus, je sens bien que ça l’excite un peu. Il répète aussi cent fois le même mot que je finis par traduire: de l’or, il cherche de l’or. Il me désigne sa poche comme si il me confiait le secret de la bombe atomique pour me dire qu’il a un lingo. Bien que m’ayant demandé six fois mon nom, il continue à m’appeller Georges, il est pas méchant, juste un peu fou et c’est jamais facile de prendre congés de ces gens là. Pourtant je dois vraiment filer, j’ai dégoté un couchsurfing dans le bled d’après.
Edremit, le petit village au bord du lac est en fait un ensemble éparse de cités dortoir construites après le tremblement de terre. La rive révée buccolique se révèle être une quatre voies bordée de petit restos où seuls les sourds se livrent l’été venu à la contemplation du lac le dos tourné aux camions. Mais aujourd’hui tout n’est que brume et ce serait aussi bien derrière une fenêtre à soixante-dix à l’heure ; je lève le pouce vers Tatvan, j’ai vu un cratère sur la carte.
Je demande la direction du petit village où j’ai arbitrairement décidé de passer la nuit à un gars qui me paye le bus, il y a pas à dire, les gens sont au poil. À la bifurcation, la nuit est tombée, je marche dans le noir vers le prochain réverbère à cinq kilomètres, de chaque côté de la route: la neige. J’ai décidé de taquiner le destin pour retrouver mes sensations et j’applique cette technique qui consiste à se mettre dans une situation légèrement critique, le pouce tendu vers les étoiles, en attendant un signe du ciel ou une douche froide. Un quart d’heure plus tard le messager de Dieu arrive en plein phares et m’offre refuge. La Turquie commence sous le toit de ses paysans par un cours de langue interposé et de la chaleur humaine, c’est ça l’essence du voyage. Mehmet est dix fois papa, les derniers ont l’âge de ses petits enfants. Il est kurde anti PKK.
Au réveil je m’attaque au cratère malgré la météo, j’aurais pu redescendre à ski, c’est une belle marche. Je vais aller faire un tour vers Diyabakir, je veux en savoir plus sur les kurdes.
Le golf persique
Je remballe tout ce que j’ai au bout de mes bretelles et recommence à sourire aux bagnoles sur la route de Ghalat. Je finis par tomber sur deux types qui rentrent à Kangôn au bord du golfe. Il se passe pas dix minutes avant que pour je sais pas quelle raison Daoud me demande d’imiter Bruce Lee, c’est pas cher payé pour trois cent bornes, je m’exécute devant son téléphone et c’est partagé aussi sec. Je suis aussi nommé standardiste et réponds aux amis à qui il veut faire la surprise de ma présence sur la banquette arrière. Je fais le job pendant qu’on continue à serpenter entre les montagnes jusqu’à ne plus voir que des phares de bagnoles planer dans la nuit encore tombée trop vite.
À destination on s’arrête devant le concessionnaire automobile où bosse Daoud qui me dépose dans la bagnole de son patron que tout le monde appelle “mister Ali”, la trentaine, qui rempli bien son siège reculé au maximum: c’est un salon et je ne suis pas le seul invité. Daoud a du lui vendre mes talents comiques et je m’adonne a de nouvelles pitreries enregistrées. On pousse jusqu’à la plage mais il y a plus de nuit que d’océan alors ils décident que c’est le moment de me payer un kebab et de garer la Samand.
L’équipe atterit sur le tapis de la piaule de mister Ali. Il s’est débarassé de son jean et réapparait en marcel caleçon en continuant à me proposer des shots de Red Label en en versant la moitiée par terre parce qu’il a la flemme de se redresser. Il repasse plein de satisfaction la même vidéo sur son Iphone en se décolant les valseuses et je me dis que je saisis vraiment rien à la science du buzz. Vers onze heures, Daoud refait son apparition et mister Ali lui montre son nouveau film, ils se bidonnent bien et tant mieux. Puis Daoud se met à taquiner son gros patron en le plottant. J’imagine mes anciens supérieurs et je me demande ce qu’on trouve de si conservateur à l’Iran.
Massoud m’attend en bas avec 405, il file à Assalouyeh, la ville des raffineries monumentales où il bosse et où il habiterait pas tellement le ciel est souillé. Je descends un petit peu avant à Siraf, une trêve d’industrie pour escalader au milieu des ruines troglodytiques et imiter les gens qui pique-niquent sur un bord de mer aménagé.
Je continue en arrêtant encore quelques gens biens jusqu’à Bandar Pol où je replante la tente avec émotion, la dernière fois c’était en Chine. Le bled a de faux airs de périphérie nouakchottoise: terre gorgée de sel, chantiers éternels, chèvres déchetovores, minarets sunnites, soleil puissant et melahfas colorés. C’est d’ici qu’on prend le bac pour l’île de Qeshm.
J’ai même pas levé le pouce que Subar s’arrête pour me demander où je vais. Il compte pas les bornes de son détour et me laisse même pas lui payer une glace. On s’arrête pour la prière de midi dans le petit village oasien de Direstan et chaque palmier est deux fois plus merveilleux parcequ’on est sur une île. Je reprends une barque pour ce petit bout de terre encore plus isolé qui s’appelle Hengam. Ça y est, je marche seul avec mon sac vers à l’infini, à cinq kilomètres.
Sur la plage d’autres campeurs assistent au spectacle des dernières lueurs du jour et m’invitent autour du feu: c’est une bande de copains artistes dont certains se sont installés à Qeshm parce que l’île se prête bien à la création. Une barque de pêcheurs vole sur la nuit et l’écume scintille de planctons.
De retour à Qeshm Maysam héberge une partie de la troupe qui m’a intégrée. Il joue d’une vieille guimbarde kazakh coincée dans son sourire, c’est planant.
Les projets de visites touristiques du lendemain échouent les uns après les autres mais je m’en tappe, tout ce qui compte c’est de rouler avec Maysam, la fenètre ouverte, l’autoradio qui joue la BO de Pina et son sympatique con de chien avec ses érections imprévisibles. Faut pas trop chercher, parfois le bonheur c’est pas si compliqué.
Bateau pour Ormuz, à quai nouvelle pulsion de solitude sauvage, je m’éloigne du village et progresse dans l’air lourd du crépuscule humide jusqu’à la plage de sable noir pour camper encore et me réveiller face à la mer comme un animal.
Je marche encore, le paysage est psychédélique, montagnes bleues, terre jaune, puis rouge déchirée par des dents de sel qui mordent le sol. Il a plu hier, un ruisseau s’est formé au milieu de la vallée. Je m’asperge et me voilà couvert de sel, c’était tout sauf de l’eau douce mais dans le fond j’aime bien cette sensation de m’être enduit de paysage, de faire corps avec le décor. Il fait chaud et j’en bave, je trouve un coin d’ombre où reposer mes muscles et faire glisser mes doigts sur les courbes des galets pendant que mes pensées s’enchainent sans aucune logique.
Dans une nouvelle vallée de sel et d’ocre la mort m’attend. Un cervidé, inerte, gisant au milieu du chemin sans une blessure. La vie vient de quitter ce corps encore immaculé qui paraît juste endormi. La mort est seulement dans l’oeil. Mort de soif, je me dis, du manque d’eau, du réchauffement climatique, de l’activité humaine, les déductions s’enchainent tandis qu’une tristesse immense m’envahit, je me sens responsable au nom d’une espèce qui en assassine d’autres. Je ne peux pas abandonner ce corps au soleil et aux mouches alors je me mets à creuser à mains nues, pendant deux heures, je creuse à m’en flinguer les ongles. Ca sert à rien mais je creuse, je dois honorer le mort, j’ai besoin de faire quelque chose, d’un rituel, je m’adresse à l’esprit du cervidé, à l’esprit de la nature toute entière alors que je sais que ça existe pas, je demande pardon, j’implore, je prie, je bénis, je sais pas ce que je fous mais j’y mets la meilleure intention du monde.
Comme si la journée était pas assez mystique, au moment où je prends une photo de bizarreries rocheuses, Tomoya apparait dans mon cadre en s’excusant, on s’était pas vu depuis Samarcande et j’avais pas la moindre idée d’où il était et voilà que nos chemins se recroisent encore. La joie balaye la tristesse, le destin me fait des appels de phares. On part ensemble vers Mofaneqh, le repère des campeurs amicaux et autres manifestations surnaturelles dont Ormuz a le secret. Bain de mer, soleil, paresse et feu de bois. Avant d’embarquer pour Bandar Abbas, un type en uniforme m’ordonne de changer mon maillot de bain contre un jean, s’en est fini de cette insulaire insouciance.
J’attends rien de spécial de Bandar Abbas à part un tampon du service de l’immigration pour prolonger d’un mois mon idylle iranienne. Au magasin de photocopies je rencontre Mohammed Amin, curieux et speed, francophone. On discute et on mange un bout ensemble entre deux imprimantes puis plein d’une attention toute iranienne il me dégotte une douche.
Je débarque plein de gratitude et de timidité chez la mère de son pote Emad qui me conduit vers la salle de bain. Ca va faire une bonne semaine que j’ai pas fréquenté ce genre d’endroit et je suis ému. Alors que je commence à faire couler la douche, Alain Souchon se met à chanter, Emad a installé son enceinte à la porte de la salle de bain pour que je sois pas trop dépaysé. Sous la pluie d’eau douce, je souris comme un imbécile en me disant qu’il y a encore un peu d’espoir concernant l’espèce humaine.
Le soir c’est Alireza qui récupère la garde de l’etranger. Il a connu Mohammed Amin au cours de français. C’est un de ces grands ados éduqué sur internet, la fenêtre de sa cellule familiale. Celle qui rêve de liberté aussi c’est sa soeur, Fatimeh. Elle me dit qu’elle a presque 19 ans, son regard est sombre, beau et brut. J’ai éteint la lumière et je suis couché, j’essaye de me rappeler son visage pour bien finir la journée. A ce moment là on frappe à la porte, c’est elle qui veut récupérer je sais pas quoi sur l’ordinateur, le téléchargement est d’une lenteur complice, elle me parle de ses chaînes d’ici et de ses rèves d’ailleurs d’une façon touchante. Quelque chose s’installe, interrompu à chaque irruption surveillante de la mère dans l’entrebaillement de la porte. Elle me tend un bracelet qu’elle voulait offrir à quelqu’un et finalement c’est pour moi. Le téléchargement est fini, elle éteint l’écran et allume l’obscurité, encore éblouie, s’avance à tâtons vers moi, toujours coincé sous la couette par la nudité de mes jambes. Elle cherche une poignée de main pour dire bonne nuit et me tend cet avant bras d’une inspirante finesse. L’air est chargé d’intentions, mais il y a ces sept années de trop et tout le reste autour et quand les mains se rencontrent tout le suspense a déjà disparu mais la vie est belle.
À Ghalat matata
Mohammad vient me chercher au terminus du bus 50, sous le lampadaire où il fait demi-tour pour repartir vers Chiraz. On s’enfonce dans le vieux village de Ghalat en contrebas du majestueux cirque de montagnes. Je n’ai pas trop compris comment mais ici on trouve toute sorte de stupéfiants sans que ça ne stupéfasse trop les autorités. Mohammad fait tourner, il à l’oeil brillant qui flotte mais il se faufile d’un volant d’as dans les ruelles exigues entre les vieilles maisons de pierre.
Il accueille pleins de couchsurfers qui peuvent si ils le souhaitent aller calmer leurs fringales au rez-de-chaussée chez “tante Nazi”, sa maman. Elle était infirmière dans un hôpital psychiatrique, mère au foyer et puis elle a du reprendre une activité après le décès de son mari en photo dans l’alcove entre les chichas. Le restau tient plus de l’antre: lumière tamisée, murs sombres et dubstep à pleine baffles. Tout le monde est gentiment défoncé. C’est pas vraiment là qu’on attendait mamie gâteau, sa petite voix aigue de gentilesse et ses bons petits plats plein d’amour. Elle est vraiment trop mignonne. Mais la véritable tolérance n’a rien contre le mélange des styles.
On part se balader dans la montagne avec Mohammad. Il avance les mains dans les poches de son jean qui tombe, montées caillouteuses et semelles plates, il me montre la source, un endroit qu’il aime bien. Il s’arrête pour contempler la nature, silencieux et apaisé. Pourtant on n’entend pas le bruit de l’eau, il a emmené une enceinte portable qui diffuse un beat de hypster en fin de trip au petit matin à Liepzig: c’est une initiation au discotrek. Mohammad est inclassable, toujours entre deux cases et au final je crois qu’il a trouvé son équilibre dans ce mélange de drogue, de randonnée, d’électro, de famille et d’étrangers.
Tous les jours un type d’une cinquantaine de balais fait des aller-retours dans le restau une lanterne à la main comme si il venait de pénétrer dans la caverne d’Ali Baba. Tante Nazi lui sert du thé mais il s’intéresse surtout aux morceaux de sucre qu’il gobe comme des gateaux apéritif. C’est le fou du village, il est intégré comme tel.
Troisième jour, il neige. Ghalat est en fête comme le village de Kirikou: l’eau est revenue, et tout le monde sort dans les rues comme si il pleuvait des billets, on part faire un tour avec Mohammad qui sourit au ciel et prend quelques selfies. D’un coup il lâche d’un ton invariablement deux de tension: “i think it’s the best day of my life”, je sens qu’il est tout excité à l’interieur et je suis content d’être là.
C’est difficile de partir de Ghalat parcequ’on y est bien. Quand le matin du cinquième jour je me décide à reprendre la route on se donne une tendre accolade avec Mohammad et tante Nazi qui va chercher le Coran pour lui faire faire le tour de ma tête, ça porte chance.
Izatkhass
Je suis le seul à descendre du bus qui vient d’Isfahan, personne ne s’arrête à Izatkhass. Et pourtant il y a cette forteresse de terre perchée sur son rocher, ces ruines magnifiques en contrebas de la falaise, tous dignes de l’UNESCO et complètement déserts. Il y a des gens qui vous accueillent chez eux sous prétexte qu’il vous ont croisé dans la rue, qui remuent la cuillère dans votre verre de thé pour pas que vous vous fatiguiez et qui consacrent leur matinée à vous promener. Il y a beaucoup d’endroits comme Izatkhass en Iran, ce serait dommage de juste les voir par la fenêtre.
Mistfahan
On raconte que par une magie toute iranienne il suffit de dire où on va à couchsurfing pour recevoir des tonnes de propositions. Je fais donc comme tous les voyageurs et comme eux je reçois en cinq heures environ vingt-quatre propositions de rencontre et d’hébergement. Avant de quitter Téhéran je passe un coup de fil à Reza chez qui je débarque la nuit bien tombée.
Il bosse dans l’optimisation des procesus dans l’agroalimentaire ou un truc qui sonne aussi chiant mais c’est secondaire. Son hobby c’est de sauver les chiens. À Isfahan il en a récupéré deux qui paressent toute la journée sur la moquette de sa piaule. Il m’explique le passé difficile de Shanty qui s’emmerdait chez une vieille et me dit que maintenant ça va mieux: Inca fucks Shanty and she is happy. Il leur donne beaucoup d’amour aussi, ce qui n’est pas commun en Iran où les chiens ont un statut comparable à celui des cochons. In my house in Tehran I have twelve dogs and my friend sixty-eight. Il y a des gens qui ont un don pour l’accueil.
Déterminé à accomplir mon devoir de touriste, je marche sur l’avenue qui traverse la carte du nord au sud à la recherche de cette fameuse place en photo partout mais elle semble ignorée par la trame urbaine moderne.
Quand j’atteins la rivière, pas d’eau, les ponts sont pieds nus, des passants marchent sur le fleuve comme Moïse. Reza raconte que les veilles personnes racontent qu’il y a vingt ans quelqu’un a découvert une carte qui indiquait un trésor sous une des arches du pont principal. La ville s’étant emparé du précieux document aurait décidé de construire un métro pour pouvoir creuser et mettre la main sur le magot. Un barrage aurait alors été construit pour retenir l’eau durant les travaux. Ca fait à peu près 15 ans que le métro est en travaux et seules quelques stations sont reliées, ce qui selon Reza est la preuve irréfutable de l’affaire. Afin de poursuivre l’enquête j’ai interrogé d’autres sources sur le tarissement et conclu qu’il s’agissait d’une vaste carabistouille pour romancer le changement climatique qui assèche le sud de l’Iran et a poussé les autorités à construire un barrage sur le Zayandar.
Poursuivant ma quête archéologique, je fais la connaissance de Mohammad en chuchotant sous le dôme de la sépulture d’un VIPieux multicentenaire. Il a 18 ans et m’accompagne jusqu’à la fameuse place, on échange un peu d’anglais et de Farsi. Il me dit qu’il veut pas encore de copine. When I will be the King of my life I will have a Queen. Quand je reformule correctement ce qu’il me dit il valide avec un ok good, un bon gars.
Je suis retourné à Isfahan avec la bande du poker de Najafabad, à quatre sur la banquette arrière, j’avais vraiment l’impression qu’on allait en ville.
Ali menait le groupe avec sa culture infinie, il éduquait ses copains.
Hossein s’occupait de traduire en américain surjoué avec un talent particulier pour la synthèse et l’interprétation. Après la mosquée du vendredi et ses coupoles pré islamiques, on a mis le cap sur la fameuse place, Naqsh-e -Jahan, en s’avalant deux bons kilomètres de ces galeries infinies truffées d’échoppes qui serpentent dans la ville. Il y en a tellement partout qu’on a toujours l’impression de courir, tout se succède à une vitesse folle dans une obscurité à peine perturbée par les rares faisceaux de lumière percés dans les voutes et les néons blafards. Quand finalement le tunnel aboutit sur la place, une autre dimension s’ouvre, pleine d’espace et de lumière tout ralentit soudain, on rapetisse.
Tachkent
Émergeant avec peine d’une nuit kazakh plié dans un bus, me voilà en Ouzbékistan, nouveau tampon. Le comité d’accueil est assuré par d’innombrables marchands de taxis auprès desquels l’ignorance est plus efficace que le refus verbalisé. Le deuxième métier ouzbek, c’est policier.
Le moindre passage sous terrain est prétexte à checkpoint. L’annonce de ma nationalité déclenche invariablement un listing des footballeurs français les plus médiatiques que j’écoute patiemment en pensant à cette phrase de Coluche concernant les gardiens de la paix: on aimerait mieux qu’il nous la foutent. La vérification systématique du visa ouzbek sur mon passeport trahit un manque de confiance manifeste envers le professionnalisme de leurs homologues de la frontière et quant aux fouilles je suis souvent déçu: soit vous vous abstenez soit vous inspectez le type jusqu’au plus sombre recoin de son sac et de sa personne. Mais ce coup d’oeil désinvolte sur le dessus de mes affaires et ce passage sans conviction du détecteur de métaux est tout juste bon à attrapper les criminels dont l’amateurisme ne présenterait de toute façon aucun danger.
L’année prochaine l’Ouzbekistan s’ouvre au tourisme. Pour les français, l’exemption de visa ne concernera que les plus de 55 ans parce que le terrorisme c’est un hobby de jeune. J’introduis mon petit jeton de manège dans la fente du tourniquet et descend me décongeler dans la chaleur underground qui réveille de beaux souvenirs russes.
A Chorsu, la halle remballe mais les oiseaux continuent de piailler autour de l’immense coupole du parlement des marchands.
Je change 100 dollars et j’ai l’impression d’avoir vendu trois kilos de drogue. J’ai 20 centimètres de billets de 1000 c’est a dire de 14 centimes. Les restaus se payent en brique, et la petite monnaie se rend en paquets d’allumettes. J’ai appris à compter les bifetons comme un dealer.
Les marchands esquivés, Tachkent est une vraie capitale avec des lieux de culture pour toutes les cultures et des gens curieux et ouverts sur l’extérieur comme les membres du club de photographie auquel m’introduit une francophile rencontrée sur une page facebook. C’est sur son conseil que je vais faire un tour dans les montagnes pres de Tachkent.
Des suites d’un trajet dans un train russe qui n’avait d’électrique que l’alimentation, on finit par atteindre le milieu de nulle part qui boude sous un temps des plus anglais qu’on puisse imaginer. Heureusement je suis avec un connaisseur d’outre-Manche également doté de cet humour dont Pierre Deprosges écrivait qu’il est la politesse du désespoir. Nous rions gris, et bientot noir puisque qu’on ne sait plus qui de la neige ou de la nuit tombe sur l’autre. Ça se présente mal.
Espérant trouver refuge dans un sanatorium pour tuberculeux, nous enageons la conversation avec deux originaux qui trainaient encore dehos et qui nous reconduisent à la porte du voisin sur laquelle nous avions tambouriné en vain. Un costaud fini par ouvrir et au lieu de me réciter la composition de l’équipe de France il me prend dans ses bras avec un sourire jusqu’aux oreilles. Au sous-sol le sauna et le billard dépassent nos espérances, la soirée finit par nous sourire comme musclor qui fait des pompes sur un bras de 45 ans. Il était parachutiste dans les forces spéciales. Pendant qu’on joue des cannes il alterne sauna et défenestration pour aller se frotter dans la neige. Mais Rambo n’a pas la tête de l’emploi, c’est une crème brûlée. Il nous prépare délicatement le thé et nous dit la main sur le coeur et le coeur sur la main qu’il nous aime bien, c’est un tendre colosse, un gars touchant comme il en existe peu.
La nuit a nettoyé le ciel. Gravissant non sans peine la première montagne qui se présente, j’aperçois au dessus de sa voisine d’en face l’horizon du grand ouest ouzbek qui m’attend.
Intermèdes bichkekois
J’ai du passer quatre fois par Bichkek. La tête plantée dans le plafond d’une de ces cages à contorsion ambulantes qu’on appelle mini bus pour redonner du sens à sa vie, je me suis demandé combien de mes homologues sardines étaient à Bichkek par amour de Bichkek. On viens ici parcequ’il y a du boulot, des affaires, des administrations, des grands magasins, des universités et des boites de nuits. Mais tout ça est fichu au milieu d’un hiver d’immeubles sans plus époque que d’intention, qui remplacent petit à petit les experimentations sovietiques les moins charmantes d’habitat collectif. Ah, pauvre touriste qui court du consulat se faire dépouiller â la banque sur les trottoirs de glace. Et comme si ce n’était pas assez le voilà arrêté par les faux flics et les vrais ripoux qui voient en lui la nouvelle combine pour traire Bichkek. Ce n’est pas une ville à visiter, c’est une ville à vivre. Abstraction faite de ce décor abstrait, c’est pas moins bien qu’ailleurs: les barres sont remplies de chaleur et de gens biens, les jolis minois font sourire les rues du fond de leur chaperon auréolé de fourure et le marché se fout bien du froid.