Le Tigre et l’Euphrate
Les jours sans plan, je prends la route, parce-que filer c’est mon fil conducteur. Je vais à Hassankief, il y a de belles ruines au bord du Tigre. J’ai surtout envie de disparaître, de me retirer, c’est l’appel du grand silence. Je m’enfonce dans un canyon qui n’en finit pas de serpenter dans les méandres du relief, il m’emmène où il veut avec ses parois abruptes. Quand les premières goutes de sueur perlent de mon front le passage à l’état sauvage est acté et par miracle les falaises s’affaissent, le canyon se calme et s’élargit. En haut d’une butte les dernières lueurs de je ne sais plus quel jour caressent une prairie perchée entre les roches, c’est le décor d’un parfait ermitage. J’ai hâte d’être à la maison, celle que je porte sur le dos.
Soleil puissant, je tarde à quitter le nid de gazon. Je rêvasse d’en faire mon adresse et d’oublier le temps. Mais je manque d’eau et de toute façon si ce paradis existe c’est parcequ’il est réservé aux nomades.
Je débarque à Batman en fin de journée sans autre raison qu’un nom qui m’amuse et c’est d’ailleurs à peu près la seule chose notable de l’endroit pour un touriste. Je me paye une nuit dans une pansyon et projette de faire réparer mon sac. De fil en aiguille je me retrouve dans l’atelier des tailleurs de Batman, arrière boutique à l’étage d’un magasin de fringues. Les mains d’Idriss et Mehmet font des miracles. Ils rapiècent, recousent et réparent tout mon équipement en me servant du thé en attendant. Même le doigt de mon gant en cuir machouillé par une chèvre mongole fait peau neuve, ces gars là sont bons. Avec Mehmet on discute en russe parcequ’il a travaillé à Moscou et que moi ça me sort un peu mieux que le turc, on tricotte, surtout eux. Ils sont contents d’avoir un public international aujourd’hui je crois. Au moment de payer ils refusent catégoriquement et m’invitent à déjeuner dans la minuscule cuisine à côté de l’atelier, ils travaillaient pour la réputation des kurdes.
Comme j’ai rien à faire de spécial, je sors acheter des pâtisseries pour toute la boutique et je reviens à mon poste sur la chaise dans le coin à côté de la machine à coudre. Idriss m’invite chez lui. Sa madame a cuisiné, ses gamins jouent sur le tapis du salon et s’entraînent à approcher l’étranger. Il y a pas mal d’amour ici aussi. A la fin du dîner sa femme me lit l’avenir dans le marc du café mais les interprétations métaphoriques passées au google translate ça ne veut plus rien dire du tout: elle me parle d’éléphants. On s’en fout dans le fond, c’est comme un jeu de carte, ça rapproche les gens, ça fait un truc à partager. Au moment de se dire au revoir Idriss me dit: We are waiting for you, c’est quand même plus fort que bonne continuation.
Je pars vers l’ouest, je sais pas bien où. Je fais des petites liaisons en choisissant les destinations cinq minutes avant de prendre le billet. Il y a un barrage sur l’Euphrate qui à l’air de faire un lac, je vais là, on verra bien. Autour de Kahta, il y a des champs d’un vert un peu chimique, ça sent les pesticides mais je trouve un endroit pas mal ou retendre mon chez moi.
Réveil avec l’impression de tuer le temps, d’être d’avantage en train d’attendre mon père qui arrive dans quatre jours que de voyager. Je sens que je suis entré dans l’orbite de l’Europe. Mon téléphone sonne, c’est pour un job dans un hotel en Cappadoce, juste ce qu’il me fallait comme objectif. Après avoir traîné une semaine je m’apprette à traverser un tiers du pays en quinze heures, c’est presque comme de prendre l’avion. Par la fenêtre au début ça ressemble à la Toscane: colines, oliviers, un vert pâle de sécheresse. Le soleil s’enfonce dans les nuages et moi dans mon livre. Le car arrête pas de s’arrêter, et se remet en route dans un grand râle de soupapes. Les noms de ville défilent, le ciel fait n’importe quoi, il s’épaissit, se teinte d’un ocre sombre digne d’une tempête de sable en pleine éclipse. Je me cramponne à Bleu comme l’enfer et ça part aussi en sucette, les personnages déconnent, décèdent et me déçoivent mais il y a des jours où s’arrêter de lire ce serait comme de laisser le dernier carré de chocolat. Le terminal d’Adana est blafard, les rabatteurs insomniaques ont toujours des destinations plein la bouche, il y en a un qui crie Nevşehir, je le suis.