Il est temps
Trois jours en Roumanie
C’est curieux Bucarest, de grands machins mégalo insipides qu’aurait pu construire Ricardo Bofil côtoient des petites cabanes en bois, des sièges de banque d’un classicisme pompeux, des terrains vagues et des quartiers d’affaires, tous étalés sans aucun urbanisme ou presque. Ce qui me plait ici, ce sont les parcs. J’en ai trouvé un là et ça fait un petit moment que je suis assis avec les vieux. Être, sur un banc, prendre le soleil et le temps.
Être, avec ce sentiment que ça y est, voyage accompli parce que je rentrerai avec plus que ce que j’étais parti chercher. Je voulais seulement cogiter sur mon boulot et j’ai fini par identifier ce que j’aime profondément et ce dont je me tape. Maintenant j’ai de sérieuses pistes à explorer pour la suite et je commence à avoir hâte de rebondir vers une autre longueur de piscine.
Tout le bus s’interrompt au même moment pour faire le signe de croix, on vient de passer devant une église. La ligne 34 bis suit un itinéraire sans aucun rapport avec celui de la ligne 34 qui devait me conduire dans le charmant petit centre de Brasov. Elle me balade, me dévie, je dérive, je fais traîner. C’est l’heure, je commence à rentrer de la plus longue soirée de ma vie. C’est un remake du retour de Mauritanie à travers le Maroc et l’Espagne. Je n’ai jamais aimé les fins et maintenant que je la sens imminente je décide de foncer, de faire un sprint final fulgurant.
Après Brasov je comptais faire du stop, gagner la campagne, encore, me livrer au hasard et aux inconnus, marcher à la rencontre, répéter la formule. Mais il n’y a plus autant de suspense, je pense déjà savoir ce qu’on se dira et ce qu’on ne pourra pas se dire, je connais le gout du café réchauffé sur le feu et celui des gâteaux secs. Je n’ai pas besoin d’une autre preuve d’hospitalité pour comprendre que c’est une belle chose. Maintenant c’est moi qui veut accueillir. Dans les Carpates je me carapate, je saute dans le train de nuit pour Budapest.
Vingt-cinq heures à Budapest
Après tout ce temps, je m’en donne peu. Un jour d’escale pour me faire une impression, mes sens palpitent, il faut que je m’en paye un maximum, j’attrape tout ce que je peux au passage. Pas un bâtiment sans architecture, les avenues sont d’un âge d’or qui leur va bien. Comme tous le monde, je prends la photo depuis le bastion des pêcheurs et comme le monde, je trouve ça beau. Dans les bains turcs de Kiraly, je fonds de bien être, lové sous le grand dôme encensé de vapeur et criblé de puits de lumière, comme des étoiles. Bassin tiède, bassin chaud, bassin froid, révision de la leçon lettone: le bonheur est dans le changement d’état. Pour l’heure le nomade rêve de sédentarité.
Trois cent minutes à Vienne
Plus de frontière, quelle belle invention que Schengen. Rooney m’aide à trouver mon métro. Il revient d’Amsterdam « I’m back in that fucking country where nobody smiles ». Il enchaîne sur Dingo Trump et ses portes avions, les Autrichiens bâillonnés par leur culpabilité historique, le troisième conflit mondial imminent et me dit que tout ça c’est du théâtre. Il aimerait bien aller vivre dans la jungle comme les peuples primitifs mais la société le tient. Il est plutôt sympathique malgré tout ce qu’il porte, il descend.
Adieu camarade, bonjour solitude. Te revoilà, encore un peu, liberté absolue sans borne théorique. N’en faire qu’à sa tête et se retrouver face au miroir du monde brut, à ses contradictions, sans contrainte donc sans excuse pour ses humeurs. Seul responsable de tout ce qui t’arrive, à la meilleure école.
Hôpital Otto Wagner, dernière marche, cadence enflammée. Un vieil homme m’intercepte avec un grand sourire, ça court pas les jeunes randonneurs qui courent près du département gériatrie. Il me sert de grandes gentillesses dans un mélange d’anglais et d’autrichien, je lui renvoie plein de sourires avec les yeux parce que je frissonne, la fin est imminente et elle rend chaque moment d’une intensité troublante. Le vert bouteille et l’or du dôme de l’église à qui je voulais rendre visite apparaissent au travers des grands feuillus. Ces belles viennoiseries font resurgir une année de découvertes, j’en ai pris plein les yeux, ils brillent de tout ce que j’ai vu et je souris comme un imbécile aux passagers du bus, j’arrive même à convertir les plus récalcitrants.
Neuf mille six cent secondes à Zurich
Les villes suisses sont tellement bien rangées qu’on dirait des villes témoins. Même le terminal de cars est verdoyant. Pardon pays que j’effleure, je reviendrai, je repartirai un jour, je recommencerai, c’est sûr.
Combien de temps en France?
Trente minutes d’arrêt dans une station service en Franche-Comté. Je progresse lentement de la porte coulissante à la machine à café, comme si je sortais d’un long coma auditif: je comprends tout ce qui se dit, plus une seule conversation ne m’échappe, je capte. J’ai deux voisins nigérians, je leur dessine un plan pour aller voir la Tour Eiffel pendant leur trois heures d’escale. Je surprends aussi deux turques qui fument devant le bus, je leur tends de quoi déjeuner avec quelques politesses de bienvenue. Je ne sais pas si elles trouveront ici le même accueil qu’on m’a réservé chez elles.
Porte Maillot je salue mes ultimes rencontres et m’enfonce dans la bouche du métro parisien, avec le même sac et la même panoplie que je baladais dans les steppes mongoles. Révolution du décor, mais ce décor n’a pas changé et je le connais par cœur. La moiteur chaude de la barre centrale du métro. A Saint-Lazare je dévale la même correspondance que pendant les quatre années d’une autre vie étudiante et il y a même un problème sur le RER E. Mais ce soir ça n’a aucune importance, je reviens de tellement loin, du temps j’en ai, de la sagesse aussi. Ce soir je crois que j’ai grandi.
Je longe le parc du Saut du Loup, celui des premières fêtes de la musique et du premier râteau il y a bientôt quinze ans. Ma rue. Ma maison. Les volets sont fermés, je sonne quand même. Personne, la surprise attendra. Je reprends connaissance des murs, des meubles, des bruits et des odeurs: je suis chez moi putain, chez moi. Trente heures plus tard le portail s’ouvre, une voiture rentre en marche arrière et coupe le moteur. Ça y est.