La voie lycienne
Panne d’inspiration. Mais il faut continuer à écrire comme il faut continuer à vivre, ne pas jeter le clavier à la première pénurie de caractères. Après trois jours de marche dans les montagnes bulgares, posé dans le plus haut refuge des Balkans, ça me revient, l’Anatolie.
En Lycie c’est presque toujours l’été et les montagnes ont si chaud qu’elles plongent leurs flancs épineux dans le turquoise et le klein de la Mediterrannée qui ne ressemble à aucune autre mer que je connais. Premier stop à Olympos, l’antique colonie grecque au bout des kilomètres de petites paillotes touristiques désertées. Finalement c’est pas là qu’on a envie de fêter les soixante ans de mon père alors on fait du stop pour reprendre la route de l’ouest et on s’endort d’avoir si peu dormi la nuit d’avant.
Le chauffeur nous dit qu’il n’ira pas plus loin et qu’il faut prendre l’autre bus, celui qui part trop tard. Kach est une bourgade paisible dans une crique au pied des montagnes, un petit port avec et des restaus qui font l’affaire: on jette les sacs dans une pension. Après dix mois à s’alimenter surtout pour calmer son estomac c’est quelque chose de dîner avec son père de l’autre côté des verres à pied. Entre deux rasades, on parle de ce qui viendra apres la grande balade. Il a des préoccupations assez précises sur le comment et moi j’ai que des idées sur le pourquoi. Pratique et théorie, réalité et rêves, père et fils. Au moment du dessert je demande juste une bougie mais un manager sur deux se sent toujours obligé d’en faire des caisses pour être sûr que toutes les autres tables sachent ce qui se passe à la votre. Il éteint la lumière et tous les serveurs rappliquent en chantant.
Fethiye, je commence à sentir qu’on s’est avalé un paquet de bornes en 48 heures et qu’il faut lever le pied. Les trois jours de randonnée tombent à pic. On grimpe sur les hauteurs pour rejoindre la voix lycienne et les premières centaines de mètres annoncent la couleur des dénivelés qui nous attendent. Les paysages de Lycie se méritent, mais la sueur n’est pas vaine. À un moment la vue nous plaît tellement qu’on décide de camper sur un coin de plat perché dans la montagne.
Le chemin redescend et nous avec, face à la confiscation de la baie d’Ölüdeniz par les hotels et plages privées pour kékés. Plus loin, des parapentes atterrissent et on se fait aborder par ces riders prétentieusement cools qui végètent sur tous les spots de sports extrêmes, lunettes réfléchissantes, peau toastée, la pire espèce.
On sème ce monde en remontant sur le sentier. Dans l’autre vallée, Hassan c’est tout l’inverse: il vit seul avec son champ au milieu de toute cette nature. Il y dort dans une espèce de niche où il y a quand meme la télé qui diffuse des émissions sur le référendum du mois prochain, pour ou contre encore plus de pouvoir à Erdoğan. En subtils politologues on lui demande ce qu’il va voter et il se lance dans une explication de vingt minutes en turc. On sait toujours pas. Le thé est bon.
Le dernier jour les cols en révèlent toujours d’autres et le GPS dit qu’on marche à moins de 2 km/h pour nous encourager. Le doyen ralotte mais avance sans trop de peine. Les gens pensent que c’est mon grand frère quand on fait les présentations.
La seule promesse tenue par les bus de nuit, c’est l’aube. Ce matin avec la fatigue, elle est irréelle, on débarque vraiment. Finalement le café Busra apparait au bout de la rue Anafartalar, pourtant aussi longue que son nom. La maison n’a pas du bouger depuis 30 ans, ni d’ailleurs le prix des jus d’orange. Le patron veille bienveillant, épaulé dans l’encadrement, son affaire ronronne avec les habitués, une douce routine, le petit soleil du matin, la vue sur la place de Basmane. Tout ça est inscrit dans le regard du type, il a trouvé son truc.
Mis à part les coups de carapace de la tortue numéro un sur la carapace de la numéro deux, au nom de ce que j’analyse être une manoeuvre de séduction, la vie à Ephèse est assez morte et se limite aujourd’hui aux allées et venues des curieux curieux. Il y a cette tendance grandissante à la marche à perche, après son téléphone comme après une carotte. Les ruines ne sont plus que le décor d’un autofilm. Pourtant elles sont bien conservées , on se rend bien compte, c’est vrai que c’est à voir.
Le lendemain j’agite des coucous dans un hall d’aéroport. Ça fait une bonne semaine que je voyageais plus avec mon père que dans tous ces coins. Je dois revenir aux lieux, à mon habituel prisme de vadrouille.
Alors que je me balade sur la coline de Kadifekale, deux gars m’abordent. On a la conversation d’usage mais ça suffit pour motiver une invitation à dîner. La mère qui fume sur le canapé mène un sympatique interrogatoire via les traductions de ses fils. En plus du dîner elle m’offre successivement des chaussettes, un pantalon et une chemise, je sais pas trop comment le prendre mais je les prends en répétant à outrance le seul mot de kurde que je connais pour exprimer sa gratitude.