Mésopotamie
Diyabakir, ville nouvelle, nouveau terminal, vingt-deux heures quarante trois, pluie fine, nuit noire. Mon téléphone sonne, c’est un gars contacté ce matin sur couchsurfing. Il bosse dans l’import-export et passe une bonne partie de sa vie dans les avions. Il a attéri ce matin et repart après demain, il est là et il est pas là, il switch : café, iphone, café, iphone. Le présent est une application de plus, la conversation est saccadée, son débit est inversement proportionnel à celui de la 4G. On est dans un nouveau café ancien, un trompe l’oeil au rez de chaussé d’un immeuble de quinze étages identique à tous les autres sur la nouvelle avenue. Il paye. Il vit seul dans un quatre pièces un peu vide où on dirait que les canapés n’ont pas encore reçu de fesses. Avant de se coucher, il m’appelle dans la cuisine pour me montrer sa collection de magnets. Des magnets comme des médailles, des preuves que je voyage donc je suis. J’ai rien contre les magnets mais ceux là semblent symptomatiques d’un vide à combler, placardés sur la porte du frigo comme des croix dans une checklist, je sens aucune passion.
Après un petit déjeuner aux écrans, je me dirige vers Sur en quête de vie. Derrière les grandes murailles noires il y la foule, les commerces et tout un palpitant bordel, la ville reprends des couleurs.
Rue des forgerons, les mains domptent le fer, fondent, martèlent, modèlent et font jaillir la lumière. Les gestes sont précis et les hommes sont fiers. Le travail est un spectacle inconscient, gratuit, captivant. Ca irait plus vite dans une usine, biensur, ça couterait moins cher, aussi, mais dire que ça reviendrait au même serait comme de comparer l’amour et la masturbation. Les vieux centres sont les derniers bastions où la production cotoie le commerce, l’habitat, le culte et la vie dans le grand théatre de cette mixité perdue par l’urbanisme fonctionnaliste: la société est là, toute entière dans un lieu, elle communique encore grâce au partage d’un espace.
A quelques centaines de mètres je m’abrite dans les murs de pierres noires et blanches de la vieille mosquée ottomane où même les athées en sac à dos sont bienvenus. L’énergie qui règne ici est aussi appaisante que trois heures d’osthéopathie.
Pourtant à Diyarbakir la paix est fragile. Il y a un an tout juste, les rues de Sur était le décor des affrontements entre le gouvernement et le PKK. Aujourd’hui, la moitiée de la ville est interdite, par un mur, un mur infranchissable et des checkpoints qui grouillent de soldats et de blindés.
“Ils nettoient” m’avait prévenu le gars d’hier. Le gouvernement est en train de raser l’est de la vieille ville et tous les batiments centenaires avec. Ce sont les quartiers qui ont voté le plus majoritairement pour le parti kurde modéré aux élections locales qui sont systématiquement détruits. Les habitants ont été chassés pour des raisons de sécurité et les terrains accueilleront une autre population quand les nouveaux immeubles auront remplacé les décombres. Deux maires de Diyarbakir ont été suspendus et remplacés par des candidats de l’AKP, m’explique Metin de l’office du tourisme après que j’ai gagné sa confiance. Il a perdu des proches dans l’est de Sur et il craint aussi pour son job parce que plusieurs collègues ont déjà été virés. Derrière l’enceinte, il y a un bidonville kurde dont le destin est aussi incertain.
Son rêve c’est de visiter le Kurdistan iranien mais c’est pas possible. En attendant il m’indique tous les beaux endroits de sa région. Je prends un bus pour Mardin.
Au crépuscule je fais face à l’immense plaine verte de Mésopotamie, à ce fameux croissant fertile de mes cours de sixième B, là où les premières civilisations ont commencé. Cent kilomètres plus loin, il y a la guerre. “Ca c’est les lumières de ma ville” me montre Hawar du pas de sa porte, “ma famille est là bas mais ça fait quatre ans que je ne les ai pas vu”. Après deux ans de guerre il est allé en Turquie, parce qu’il fallait envoyer de l’argent et qu’il ne pouvait plus étudier de toute façon. Aujourd’hui, il travaille dans la construction, ça fait deux semaines qu’il travaille, demain c’est son premier jour de pause. Il est vanné, il matte quelques vidéos YouTube en fumant et me parle de ses visions. Le français reçu chez un réfugié syrien, ça raisonne dans ma tête.
Le matin, un grand soleil dégringole dans la cour et on se prépare un petit déjeuner fantastique. Il y a Ibou aussi, 16 ans, d’Homs, qui me fait réviser mon arabe. On part se balader dans les vieilles rues moyen-âgeuses de Mardin qu’Hawar connait par coeur.
Pendant deux ans il vivait chez quelqu’un et dès qu’il a eu sa piaule dans la vieille ville il a commencé à recevoir. Ce soir il y a huit personnes dans son salon qui mangent des spaghettis en rigolant.
Une copine institutrice m’a invité à faire un tour à l’école du petit village de Başak, au sud est de Kızıltepe, à quinze kilomètres de la frontière. En chemin les paysans s’arrêtent de retourner la terre pour venir discuter, un autre vieux s’arrête, personne ne s’est arrêté de vivre. Dans la cour les gamins kurdes chantent l’hymne national turc avant de commencer la classe.
Au nord la guérilla, au sud la guerre. Pour le reste, encore beaucoup d’humanité.