Le golf persique
Je remballe tout ce que j’ai au bout de mes bretelles et recommence à sourire aux bagnoles sur la route de Ghalat. Je finis par tomber sur deux types qui rentrent à Kangôn au bord du golfe. Il se passe pas dix minutes avant que pour je sais pas quelle raison Daoud me demande d’imiter Bruce Lee, c’est pas cher payé pour trois cent bornes, je m’exécute devant son téléphone et c’est partagé aussi sec. Je suis aussi nommé standardiste et réponds aux amis à qui il veut faire la surprise de ma présence sur la banquette arrière. Je fais le job pendant qu’on continue à serpenter entre les montagnes jusqu’à ne plus voir que des phares de bagnoles planer dans la nuit encore tombée trop vite.
À destination on s’arrête devant le concessionnaire automobile où bosse Daoud qui me dépose dans la bagnole de son patron que tout le monde appelle “mister Ali”, la trentaine, qui rempli bien son siège reculé au maximum: c’est un salon et je ne suis pas le seul invité. Daoud a du lui vendre mes talents comiques et je m’adonne a de nouvelles pitreries enregistrées. On pousse jusqu’à la plage mais il y a plus de nuit que d’océan alors ils décident que c’est le moment de me payer un kebab et de garer la Samand.
L’équipe atterit sur le tapis de la piaule de mister Ali. Il s’est débarassé de son jean et réapparait en marcel caleçon en continuant à me proposer des shots de Red Label en en versant la moitiée par terre parce qu’il a la flemme de se redresser. Il repasse plein de satisfaction la même vidéo sur son Iphone en se décolant les valseuses et je me dis que je saisis vraiment rien à la science du buzz. Vers onze heures, Daoud refait son apparition et mister Ali lui montre son nouveau film, ils se bidonnent bien et tant mieux. Puis Daoud se met à taquiner son gros patron en le plottant. J’imagine mes anciens supérieurs et je me demande ce qu’on trouve de si conservateur à l’Iran.
Massoud m’attend en bas avec 405, il file à Assalouyeh, la ville des raffineries monumentales où il bosse et où il habiterait pas tellement le ciel est souillé. Je descends un petit peu avant à Siraf, une trêve d’industrie pour escalader au milieu des ruines troglodytiques et imiter les gens qui pique-niquent sur un bord de mer aménagé.
Je continue en arrêtant encore quelques gens biens jusqu’à Bandar Pol où je replante la tente avec émotion, la dernière fois c’était en Chine. Le bled a de faux airs de périphérie nouakchottoise: terre gorgée de sel, chantiers éternels, chèvres déchetovores, minarets sunnites, soleil puissant et melahfas colorés. C’est d’ici qu’on prend le bac pour l’île de Qeshm.
J’ai même pas levé le pouce que Subar s’arrête pour me demander où je vais. Il compte pas les bornes de son détour et me laisse même pas lui payer une glace. On s’arrête pour la prière de midi dans le petit village oasien de Direstan et chaque palmier est deux fois plus merveilleux parcequ’on est sur une île. Je reprends une barque pour ce petit bout de terre encore plus isolé qui s’appelle Hengam. Ça y est, je marche seul avec mon sac vers à l’infini, à cinq kilomètres.
Sur la plage d’autres campeurs assistent au spectacle des dernières lueurs du jour et m’invitent autour du feu: c’est une bande de copains artistes dont certains se sont installés à Qeshm parce que l’île se prête bien à la création. Une barque de pêcheurs vole sur la nuit et l’écume scintille de planctons.
De retour à Qeshm Maysam héberge une partie de la troupe qui m’a intégrée. Il joue d’une vieille guimbarde kazakh coincée dans son sourire, c’est planant.
Les projets de visites touristiques du lendemain échouent les uns après les autres mais je m’en tappe, tout ce qui compte c’est de rouler avec Maysam, la fenètre ouverte, l’autoradio qui joue la BO de Pina et son sympatique con de chien avec ses érections imprévisibles. Faut pas trop chercher, parfois le bonheur c’est pas si compliqué.
Bateau pour Ormuz, à quai nouvelle pulsion de solitude sauvage, je m’éloigne du village et progresse dans l’air lourd du crépuscule humide jusqu’à la plage de sable noir pour camper encore et me réveiller face à la mer comme un animal.
Je marche encore, le paysage est psychédélique, montagnes bleues, terre jaune, puis rouge déchirée par des dents de sel qui mordent le sol. Il a plu hier, un ruisseau s’est formé au milieu de la vallée. Je m’asperge et me voilà couvert de sel, c’était tout sauf de l’eau douce mais dans le fond j’aime bien cette sensation de m’être enduit de paysage, de faire corps avec le décor. Il fait chaud et j’en bave, je trouve un coin d’ombre où reposer mes muscles et faire glisser mes doigts sur les courbes des galets pendant que mes pensées s’enchainent sans aucune logique.
Dans une nouvelle vallée de sel et d’ocre la mort m’attend. Un cervidé, inerte, gisant au milieu du chemin sans une blessure. La vie vient de quitter ce corps encore immaculé qui paraît juste endormi. La mort est seulement dans l’oeil. Mort de soif, je me dis, du manque d’eau, du réchauffement climatique, de l’activité humaine, les déductions s’enchainent tandis qu’une tristesse immense m’envahit, je me sens responsable au nom d’une espèce qui en assassine d’autres. Je ne peux pas abandonner ce corps au soleil et aux mouches alors je me mets à creuser à mains nues, pendant deux heures, je creuse à m’en flinguer les ongles. Ca sert à rien mais je creuse, je dois honorer le mort, j’ai besoin de faire quelque chose, d’un rituel, je m’adresse à l’esprit du cervidé, à l’esprit de la nature toute entière alors que je sais que ça existe pas, je demande pardon, j’implore, je prie, je bénis, je sais pas ce que je fous mais j’y mets la meilleure intention du monde.
Comme si la journée était pas assez mystique, au moment où je prends une photo de bizarreries rocheuses, Tomoya apparait dans mon cadre en s’excusant, on s’était pas vu depuis Samarcande et j’avais pas la moindre idée d’où il était et voilà que nos chemins se recroisent encore. La joie balaye la tristesse, le destin me fait des appels de phares. On part ensemble vers Mofaneqh, le repère des campeurs amicaux et autres manifestations surnaturelles dont Ormuz a le secret. Bain de mer, soleil, paresse et feu de bois. Avant d’embarquer pour Bandar Abbas, un type en uniforme m’ordonne de changer mon maillot de bain contre un jean, s’en est fini de cette insulaire insouciance.
J’attends rien de spécial de Bandar Abbas à part un tampon du service de l’immigration pour prolonger d’un mois mon idylle iranienne. Au magasin de photocopies je rencontre Mohammed Amin, curieux et speed, francophone. On discute et on mange un bout ensemble entre deux imprimantes puis plein d’une attention toute iranienne il me dégotte une douche.
Je débarque plein de gratitude et de timidité chez la mère de son pote Emad qui me conduit vers la salle de bain. Ca va faire une bonne semaine que j’ai pas fréquenté ce genre d’endroit et je suis ému. Alors que je commence à faire couler la douche, Alain Souchon se met à chanter, Emad a installé son enceinte à la porte de la salle de bain pour que je sois pas trop dépaysé. Sous la pluie d’eau douce, je souris comme un imbécile en me disant qu’il y a encore un peu d’espoir concernant l’espèce humaine.
Le soir c’est Alireza qui récupère la garde de l’etranger. Il a connu Mohammed Amin au cours de français. C’est un de ces grands ados éduqué sur internet, la fenêtre de sa cellule familiale. Celle qui rêve de liberté aussi c’est sa soeur, Fatimeh. Elle me dit qu’elle a presque 19 ans, son regard est sombre, beau et brut. J’ai éteint la lumière et je suis couché, j’essaye de me rappeler son visage pour bien finir la journée. A ce moment là on frappe à la porte, c’est elle qui veut récupérer je sais pas quoi sur l’ordinateur, le téléchargement est d’une lenteur complice, elle me parle de ses chaînes d’ici et de ses rèves d’ailleurs d’une façon touchante. Quelque chose s’installe, interrompu à chaque irruption surveillante de la mère dans l’entrebaillement de la porte. Elle me tend un bracelet qu’elle voulait offrir à quelqu’un et finalement c’est pour moi. Le téléchargement est fini, elle éteint l’écran et allume l’obscurité, encore éblouie, s’avance à tâtons vers moi, toujours coincé sous la couette par la nudité de mes jambes. Elle cherche une poignée de main pour dire bonne nuit et me tend cet avant bras d’une inspirante finesse. L’air est chargé d’intentions, mais il y a ces sept années de trop et tout le reste autour et quand les mains se rencontrent tout le suspense a déjà disparu mais la vie est belle.