Les Najafabadiens
Tout commence par une photo de boutique qui ferme. Et puis le gars traverse la rue, mais qu’est-ce que tu fais? je comprends. I am a tourist, le mot magique. Il a l’air jovial, il m’invite à approcher tandis que je lance tout mon farsi dans la bataille des présentations. On se marre, j’ai le modjo. Il me dit de monter sur sa moto qu’on va faire je sais pas quoi que c’est pas loin qu’il me ramène après. Il y a plus de cale-pieds. On débarque dans la boutique des copains vendeurs de frigos qui font des heures supplémentaires à discuter, parce que n’importe quel commerce fait aussi salon de thé. Je réponds aux blagues avec les yeux. On enchaine avec une séance photo sur le thème de l’électroménager et puis à un moment c’est l’heure, berim! On remonte sur les selles pour traverser Najafabad dans l’autre sens.
C’est une ville moyenne à 30 kilomètres à l’ouest d’Isfahan, à priori rien de spécial à offrir au tourisme. Si je suis là c’est pour faire le volontaire pendant une semaine et le job est assez relax : animer les réunions du groupe de discussion anglophile d’un café pendant trois heures chaque soir.
Le café linguistique c’est l’idée d’Hajar qui en a plein la tête, comme émigrer au Canada pour s’occuper de pandas dans un refuge pour animaux. Elle dit que ça lui plairait plus que d’être dans ce pays où les religieux ont truqué la démocratie et où les femmes ont si peu de liberté. Elle se plaint gentiment d’à peu près tout sans que ça n’altère sa bonne humeur. Avec moi, elle est aux petits soins, elle s’excuse toute la journée de tout un tas de choses sans importance. Mohammad travaille de nuit, apprend le français et fait de la photo. C’est un mari qui sait cuisiner et qui a acheté un vélo à sa femme. Je les aimes bien.
Il est cinq heures, on commence les présentations avec les premiers arrivants. Tous les soirs il y a des curieux et on discute facilement, de tout plus que de rien: nutrition, poesie, OGM, droit des femmes, politique, consommation, musique, volley, livres, biochimie, environnement et bien sur amour. Les gens qui viennent là sont tous sacrément intéressants et intéressés et je ne me sens pas du tout comme un prof d’anglais, ils n’en ont pas tant besoin que ça d’ailleurs.
Le nutritioniste végétarien cruditovore fait son apparition avec un tar et hypnotise l’assemblée que je regarde du coin de l’oeil: l’Iran c’est les gens.
La coiffeuse étudiante en anglais, d’une énergique gentillesse qui vient tous les soirs avec son sourire et m’invite à déjeuner chez ses parents un vendredi. La professeur d’anglais qui parle l’arabe, apprend le français, fait des études de théologie et des arts martiaux. L’étudiante en chador qui veut être biogénéticienne pour trouver des solutions au cancer. Le monsieur au blouson en cuir, discret et toujours fidèle au rendez vous qui sourit timidement et ne parle presque pas, qui peint sur les oeufs et lit de la poesie. Le jeune sportif qui travaille dans une usine d’acier et qui passe ses week end à grimper dans les montagnes. La lycéenne et sa copine étudiante, toujours ensemble, qui ne perdent rien des discussions. Le restaurateur de monuments qui m’explique l’architecture iranienne et me ballades dans les restes du vieux Najafabad (parcequ’en Iran il y a de l’histoire partout). Et aussi tous les autres qui m’ont appris un paquet de trucs et pas seulement sur leur pays.
Quand on rentre et qu’il y a plein de chaussures devant la porte, ça veut dire que la bande du poker squatte chez Ahmad. Ils préféreraient flirter avec une copine qu’avec la trentaine mais c’est pas simple en Iran où le seul moyen de décoller de chez ses parents c’est de se marier et que pour ça il faut avoir une situation. Comme si ça suffisait pas il faut aussi se taper deux ans de service militaire. Ici j’ai l’impression que le gouvernement est encore plus en retard sur la société que d’habitude.
J’imagine pas trop Ali en uniforme, lui qui me parle d’ecrivains français dont j’avais oublié le nom et qui balade toujours en bandoulière ses giga octets de films d’auteurs internationaux. Il est pas épais et dort que trois heures par nuit mais ses yeux se baladent rapidement derrière ses lunettes, il suit. Au poker c’est lui qui sait qui doit jouer, c’est le cerveau de la bande mais il s’enorgueillit pas pour autant, c’est un gars simple.
Le plus anglophone de tous c’est Hossein, comédien, H24. C’est un moulin à parole en plein ouragan, il a un coeur trop plein de je sais pas quoi et ça fait que de déborder. Dès le premier soir il m’a adopté, peut-être parce que mon pays est plus près d’Holywood dont il répète les gros mots avec le ton virilo-coboyisant des types plein de biceps. Lui aussi a une sacrée culture mais il l’étale en listant compulsivement les auteurs qui lui passent par la tête. Il y a pas vraiment de conversation, il s’impose un genre d’examen, il se met dedans tout seul. En même temps c’est un gars généreux et drôle, un gars qu’on retient, parcequ’il vous laisse pas le choix.