Drôles de fêtes
Quatre heures quarante du matin, Nukus dort encore. Je viens de me redonner 5 minutes de sac de couchage quand j’entends Ajiniyaz et son père qui se lèvent pour préparer le thé. Mon hôte a 17 ans, un anglais que j’aurais bien aimé parler à son âge, une maturité épatante et des parents qui ouvrent grand leur petite maison aux voyageurs. On n’a passé qu’une soirée ensemble mais ils sont là sur le pas de la porte à dire au revoir à la nuit qui a avalé mon taxi. Des gens bien, encore.
Le 24 décembre recommence quelques heures plus tard dans le wagon 17 qui comme tous les autres continue sa lente progression à travers le néant de neige de la République du Karakalpakstan. Les premiers rayons de soleil s’immiscent dans le compartiment suivant le déhanché du train russe, évocateur de beaux souvenirs transibériens. Petit déjeuner avec deux ouzbeks et un kazakh. Les rudiments de russe facilitent les présentations. Le plus agé des trois s’occupe du thé au lait, le costaud balance des vannes avec la cadence et le ton dont les marrants ont le secret tandis que le troisième exécute à intervalles compulsifs des haussements de sourcils plein de sidération comme si il tombait nez à truffe avec une chèvre récitant des poèmes.
Dans le couloir les vendeuses baladent de grands poissons fumés ouverts comme des journaux qui titrent sur le rapprochement de la mer Caspienne. Il passe une opportunité de gueuleton toutes les 45 secondes et on se laisse tenter quelques fois, sans que mes amis réalisent à quel point nous étions fidèles à cette belle tradition de noël qui consiste à passer la journée à table.
L’urbaniste d’Aktau devait être bon en math et nul en arts plastiques à en croire la brutalité avec laquelle il a répondu à l’unique problématique du lieu : loger les travailleurs du pétrole, de l’uranium et les dockers du port. Artères rectilignes sur des kilomètres délimitant les frontières entre microrayons, numérotés de 1 à 42 et à l’interieur desquels des blocs d’habitation semblent tombés du ciel au milieu de la glaise. Par je ne sais quel phénomène climatique je n’ai vu le soleil que douze minutes en une semaine, accusant de sérieuses carences en vitamine D.
Une semaine à attendre un visa et un moyen de traverser. D’abord dans un hostel avec le genre de compagnie qui rentre à 2h du matin et essaye de vous tirer du lit pour continuer à boire. Ensuite dans un appartement dont la généreuse propriétaire avait laissé la clé à une joviale cycliste britannique qui m’invitait à lui piétiner le dos sous prétexte de décontraction musculaire. A son départ je me retrouvais donc seul occupant du cocon chauffé à trente degrés, soit quarante de plus que derrière le double vitrage donnant sur la mer mais aussi sur le reste.
Prisonnier du confort, j’avais quand même entrepris deux expéditions pour aller acheter des vivres et écouter l’employée de la compagnie de ferrys m’expliquer que l’absence de bateau me destinais à fêter le 2017ème anniversaire du monde en son plus bel endroit. Après deux bouquins et trois films, le dernier soir de décembre finit par arriver et avec lui un regain de hardiesse qui me poussa jusqu’à ce qu’on m’avait indiqué comme le étant centre et où une foule inédite déambulait au milieu des guirlandes et des pères nouvel an.
Fâce aux assauts du froid contre mes os, je me replie une fois de plus pour aller fêter 2017 par la fenêtre, grelottant dans mon four avec la preuve irréfutable que les chocs thermiques et la fièvre travaillent ensemble. Alors que les détonations vont crescendo, j’explique à ma tisane que premier jour de l’année c’est surtout mon deux cent quarante quatrième jour sur la route et que les événements se foutent des calendriers. C’est juste quand je pense aux copains que je me sens comme le gars qui passe le 31 devant un match de la ligue kazakh opposant les young boys au football club d’Astana. Mais dans le fond ne rien faire ce soir c’est presque une preuve de liberté.
Si j’ai bien une résolution c’est d’en finir avec ce froid de gueux et ça tombe bien, un bateau part ce soir vers le sud. Je me pointe au port à 16 heures pour 7 heures à patienter mais je suis rodé: avec quelques degrés de fièvre et une chaise on fait des miracles en matière de sieste. C’est l’heure, l’Azerbaidjan mouille quelque part dans les docks d’Aktau, je le cherche dans la nuit.