Boude karma
Ça doit être joli Boukhara au printemps, les mosquées de la vieille ville abritent toujours des fidèles, les murailles de l’Emir tiennent bon face aux assauts du temps, il y a encore des épiceries sous les coupoles et des écoles coraniques abandonnées au bout de la rue.
Mais dans les rues de décembre peu de gens se battent encore contre l’hiver. Le ciel lui, est invariablement gris et il n’y a pas l’ombre d’un espoir. Moi je me sens comme la météo, fade, las, pas vraiment là, je sais plus trop quoi faire de toute cette incroyable liberté. J’essaye de semer mon spleen dans le labyrinthe des ruelles froides, en me disant que ça devait finir par arriver et que ça devrait finir par repartir, je joue la montre.
Ce soir j’ai dégoté un rencard avec la serveuse d’un fastfood d’arrêt de bus où je suis allé me réfugier la veille derrière un chawarma. On a échangé des compliments via google translate, quelques généralités sur nos vies respectives et fixé un rendez-vous à sept heures. Me voilà, sapé du mieux que je peux, comme tous les jours, et nous recommençons cette relation épistolaire en direct. La suite je la connais déjà, elle a deux ans de moins et deux enfants de plus, mais on joue le jeu jusqu’à la fin du sandwich, ça mange pas de pain. Ces choses là ça prend le temps qui manque au voyageur je me dis. Un dernier coucou avant de rouvrir la porte du frigo, plein d’un fatalisme qui n’est pas de mon âge et qui me fait marrer.
Fuyant une logeuse gentille et malhonnête, j’atterris dans l’appartement d’un sympathique couchsurfer, parce que je continue à rencontrer des gens bien. Réveil avec le parfum des vieux logements ouzbeks, celui du gaz qui fuit les conduites. Je jette un oeil entrouvert derrière les rideaux: le plafond de laine grise cache invariablement le ciel. En voyage il vous reste toujours l’option de fuir et ce matin j’ai reçu un mail de France qui m’a convaincu d’aller bouffer des kilomètres pour me rapprocher de chez moi.
Alors que je traine mes godasses le long de la route de la soie où les caravanes chamelières ont cédé le passage au décibels des semi remorques, un jardinier apparait comme la sainte vierge, avec son âne et en quelques secondes de conversation il suscite plus d’émotions que la ville de Boukhara, il a un regard à faire pousser des mangues au Groenland. Je l’embrasse comme si on venait de partager les quinze dernières années de notre vie et continue ma route jusqu’à ce qu’un cycliste s’arrête, béret, dents en or et coq dans le panier. Il fait un bout de chemin avec moi jusqu’à un autre cycliste qui me salue avec la même bonhomie. C’est sur la nationale que bat le coeur de Boukhara.
Ces deux là étaient peut être des prophètes? En tout cas la grisaille se troue et l’ombre de mon pouce se dessine sur l’asphalte.