On n’est pas Kuche
Le train est immobile depuis au moins quatre heures. Personne ne semble savoir pourquoi et moi encore moins vu que je pige rien aux annonces qui doivent dire qu’ils s’excusent pour la gène occasionnée ou ce genre de politesse universelle qui vaut tout juste mieux que de ne rien dire du tout. Je suis calme, je vis sereinement cet enchaînement de menues malchances chinoises, c’est comme un spectacle, j’attends avec curiosité le prochain truc qui va me tomber dessus, la vie c’est un jeu à somme nule, je paye chance que j’ai le reste du temps, c’est de bonne guerre. Et puis j’ai de la lecture, Philippe Djian c’est le remède parfait pour ce genre d’épisodes qui font pousser la patience.
Je m’engoufre dans le wagon 17, vide, frigorifique et obscur pour aller piquer un somme, j’ai mon duvet. Le vent souffle bruyamment sur la carlingue du train, en fait on attend qu’il s’arrête pour repartir. Le vent qui soulevait des trains.
Réveil pas désagreable, le train se met en branle après 13 heures d’immobilisation. Il me reste un peu de naan, le pain ouighoure et il fait pas trop moche, en cela qu’il y a des ombres. Par la fenêtre, de l’aridité et du sable en lévitation jusqu’à l’horizon de ce paysage privé de ciel. Il parait que c’est là que les chinois ont fait leurs essais atomiques, c’est assez crédible.
Le vrai spectacle, comme dans tous les trains, se passe à l’intérieur: la file indienne des chinois qui suivent le petit chariot d’eau chaude, bien déterminés à tuer le temps ou la faim avec leur soupe instantanée; les fumeurs qui parfument le train depuis le sas; le petit estropié avec des yeux plus profonds que les abysses qui fait des longueurs de wagon à cloche pied pour aller pisser; les dormeurs pliés sur les banquettes; les sourires de l’hôtesse.
Le train fini quand même par arriver à Kuche, je laisse Tomoya filer vers Kashgar, et descends sur le quai retrouver avec plaisir ma solitude voyageuse. En Chine, internet est amputé des sites que j’utilise le plus, il y a encore moins d’anglophones qu’en Mongolie et le monde est infiniment plus complexe, bref, trouver son chemin est un combat et je me suis transformé en une espèce de détective. Je prends des photos de tout, je screenshot dès que j’ai un peu d’internet, je fais subir un interrogatoire au premier inconnu qui parle anglais pour lui tirer un renseignement, bref, je collecte tout ce qui eut constituer un intérêt pour l’enquête. C’est assez amusant quelque part.
Venant de la gare, je rencontre une bande de lycéens tout excités de voir débarquer un étranger. Ils m’envoient quelques mots d’anglais et je me précipite sur cette perche pour leur demander de localiser l’hostel que j’avais vaguement repéré. Au bout d’une demi heure d’applications de traduction interposées on touche au but mais c’est complet. Le gars est désagréable mais cause un peu Shakespeare. Je le cuisine pour savoir comment on va au canyon qui m’a attiré ici et si il y a un autre établissement où je peux aller compenser ma dernière nuit. Il finit par m’apprendre que le seul endroit ou je serai accepté c’est le grand hotel international parcequ’il faut avoir une licence spéciale pour héberger des étrangers en Chine. Je retrouve les lycéens ouighoures et il y en a un qui me propose de dormir chez lui, je prends. Il s’appelle Mawlam, a 17 piges et il aime parler anglais. On file sur son scooter électrique, très courant, et il me dit que demain il me conduira au bus. La soirée est agréable, l’air est doux, j’ai cette reposante impression d’etre tiré d’affaire. Sauf que Mawlam c’est le fils du directeur du lycée et que chez lui c’est un logement de fonction avec des types en uniforme à l’entrée. Je comprends très vite que ça sent pas bon et une fois passé le portique un des gars interpèle mon jeune pote: on doit aller chercher une autorisation chez d’autres flics à 20 minutes d’ici. Les intéressants nous disent évidemment que c’est impossible mais sont fair play, me parlent de Jean Reno en me servant un gobelet d’eau chaude. Ce soir là je me dis qu’il y a une dualité bien chinoise opposant un peuple adorable et ouvert à son système administratif qui est tout l’inverse. L’agent se creuse la tête et accouche: l’hotel intenational! Quand je lui dis que ça me tracasse de payer les 4 étoiles, il me dit qu’il va trouver une solution. Nous voilà dans un taxi avec le lycéen et le gentil flic, roulant vers la case depart. Dans le hall face au tableau des tarifs je sens dans ma poche que mon morlingue est en train de tourner de l’oeil. On me demande un tas de papiers et d’informations de sorte que j’ai toujours l’impression d’etre au poste, d’autant que le policier fait la conversation, sans pour autant que ça fasse beaucoup d’effet à la réceptioniste qui finit par me demander quel est mon budget. J’ai du trouver le juste prix puisqu’elle m’annonce sans broncher que la chambre est gratuite pour cette fois. C’est pas évident de passer de la surprise à la gratitude en si peu de temps et je remercie un peu sans conviction. Me voilà dans une chambre avec des serviettes, un lit king size qui sort de la machine à laver et des savons embalés dans un papier tamponé du signe de l’hôtel, j’en reviens toujours pas. Quelqu’un toque à la porte, c’est les deux lycéens qui sont passés dire bonsoir, on reste un moment dans la chambre pour essayer de trouver le moyen de rester en contact mais tout ce qu’ils utilisent m’est innaccessible et vice versa, on a plus commencer une relation épistolaire.
Le matin j’arrive à faire comprendre à la réceptionniste que je veux aller voir le canyon au moyen d’un bus. Elle me met dans un taxi pour la gare et le bus en question, dont on m’avait nié l’existence, part dans 15 minutes, j’ai acheté la dernière place. La vie est un vaste miracle.