Steppe by steppe
10h: La rumeur, seul moyen mongol de s’informer avant de le vivre, disait que le bus pour le soum de Jargalant partait à 10h. Et à 10h le bus était là, mais complètement vide et il ne partait que plus que complètement plein. Déterminé ou buté, j’ai décidé d’attendre, un voyageur qui a du temps et une bonne lecture est invincible.
12h: Face au status quo, on met le contact pour faire un saut chez les garagistes. Je lève le nez de l’Epopée du buveur d’eau et regarde par la fenêtre le spectacle des soudeurs car c’est un spectacle. Je n’ai même pas eu besoin de bouger de mon siège. C’est une bonne leçon: quand il ne se passe rien, il se passe toujours quelque chose.
14h: Après avoir astiqué le solide van russe, le chauffeur et sa bonne femme ont décidé de faire un saut à l’extrême est de Mörön dans un quartier avec seulement des palissades, qui tenait plus de la steppe que du quartier. On entre dans une yourte à côté d’un groupe électrogène braillant. A l’intérieur, une femme s’affaire tandis que deux poivrots cuvent bruyamment par terre, vraissemblablement dans la même position que celle où ils se sont effondrés. La femme nous sert notre thé au lait rituel mine de rien et commence à discuter. En Mongolie la scène des vieux qui se mettent minables dès le matin est aussi courante que triste. Dans un sursaut d’ivresse, une des épaves tente de se débarasser de son dentier avant que la femme n’intervienne. Elle invite ensuite ses convives à tapper dans les bouts de bidoche séchée qui gisent à même le sol, je prétexte d’un manque d’appétit bien réel et laisse les autres se régaler. Soudain un des deux ivrognes émerge comme si il avait passé 15 ans dans le coma et tente de se hisser en agripant le mat de la yourte. Il se ravise et opte pour une étape transitoire en position assise. Il a l’oeil jaune et fataliste, ce sera pas la dernière fois qu’il se fera surprendre. C’est lui qu’on est venu chercher. Quand on repart il bringuebale sur la banquette du van et moi je croise les doigts pour que tout reste à l’intérieur. Le chauffeur donne l’impression d’avoir l’habitude et installe le titubant à l’ombre du van sur un bout de carton pour que le temps se charge du reste. Et du temps il en reste. après tout ça on n’est toujours que deux passagers.
16h: Un type qui semble être passé régulièrement par le même type de distractions fait son apparition. Il a une bouteille de vodka dans le veston mais en use avec une modération qui lui est propre et lui permet de se tenir debout. Pour autant il ne capte pas que ne parlant pas un traitre mot de mongol je ne pipe rien de ce qu’il m’oblige à écouter.
17h: Rien à signaler. Si, le premier poivrot a fini par dégueuler, il se retourne sur son carton. Je suis content pour lui, maintenant tous les espoirs de rémission sont permis. A un mètre au dessus, assis au volant le chauffeur continue à recevoir des coups de fils sans pour autant que la foule se presse pour venir peupler le bus. Mon optimisme suit la course du soleil.
18h: par je ne sais quel miracle le bus est quasiement rempli et la nuit n’est plus très loin. Vu l’état de la route qui nous attend je comprends mieux pourquoi on mettra dix heures à faire 180 bornes à la vitesse d’un cycliste du dimanche.
19h: derniers arrêts, quand il n’y a plus de place, il y en a encore: on est maintenant 19 à se partager 11 sièges, la banquette du fond est penchée tellement il y a de bagages dans le coffre. L’inconfort des uns fait le confort des autres. Derniers rayons d’or sur Mörön, on passe à la station et on met les voiles après 9 heures à tuer le temps, je ne suis pas encore mort et je continue à apprécier le spectacle des transports mongols.
22h: Les silhouètes sombres des passagers balancent dans le van comme les flammes des bougies dans un courant d’air, tout le monde fredonne patiemment les chansons de la clé usb du chauffeur en mangeant des pignons de pins.
1h: Alors que tout le monde somnolait sur tout le monde le van fait un arrêt au milieu des étoiles pour une livraison dans un groupement de yourtes.
4h : Jargalant, al hamdoulilah. Mon voisin me propose de m’héberger, sa mère se réveille à notre arrivée et me sert un bol de thé au lait et un autre de nouilles, je me couche dans un lit pas loin du bonheur.