Chez Penchev
Je m’approche, les connus refont plus fréquemment leur apparition sur ma route: mon père, mon Paul et demain je dors chez Vesselin, enfin aujourd’hui: il est 3h20, les lumières intérieures du bus m’arrachent de ma somnolence pour rentrer en Union Européenne, passeport s’il vous plait. Sofia un beau matin c’est mignon comme tout, paisible, des rues courtes avec des trottoirs propres pour un ratio piétons-voitures des plus humains, on y vivrait. Au petit marché central on achète des barquettes de fraises avec des centimes et pendant que je m’en envoie une sur un petit muret je regarde deux filles roms qui fument sur un banc face à leurs poussettes. Elles ont d’autres mômes qui font des conneries autour mais elles ont l’air de s’en taper. Elles ont l’air dur, résigné et les yeux qui ont déjà tout vu. Elles sont d’une beauté brutale, indifférente et troublante. Je me demande comment on séduit des filles comme ça.
En quête d’un peu de wifi je débarque dans le Sofia Mall, c’est aussi ça Sofia, c’est là que sont les gens et le PIB, sur ces mêmes dalles brillantes, dans ces mêmes odeurs artificielles, abrutis par les mêmes hits, avec les mêmes décorations qui rappellent avec cynisme la rue assassinée par le mall. Dans la basilique de la consommation, il y a un tas de gens chargés de l’office: vendeurs, caissiers, magasiniers, vigiles, hôtesses. Il y en a une en face de mon banc, même pas la vingtaine, petite robe, recrutée sur d’autres critères que sa capacité à tendre des bâtonnets parfumés. Elle s’ennuie profondément à lancer des faux sourires au groupe cible, les hommes. Son job c’est de les appâter avec du sexe et quand ils sont tombés dans le panneau leur proposer de consommer pour tromper leur frustration. J’attends pas la fin de la messe, parce qu’elle ne se termine jamais de toute façon.
J’ai été introduit par correspondance à la chaleureuse petite bande d’immigrés francophones de Sofia qui me rappelle celle de Mauritanie, sauf qu’ici il y a des bars à faire durer les jeudis jusqu’à quatre heures du matin, le moment où on discute autour de la flamme éternelle qui réchauffe les veilleurs à la mémoire des bonnes soirées.
Réveil difficile, le plan c’est d’aller à Veliko Tarnovo pour retrouver Vesselin qui descend de Roumanie. Après deux bonnes heures de bus, j’atteins ce qui semble être le coin parfait pour jouer du pouce: la dernière station service en bordure d’autoroute en face du Macdo. J’écris ma destination de mon meilleur cyrillique mais aujourd’hui le modjo du voyage à disparu, le vent a tourné et mon sourire n’arrête personne. Les BMW me passent sous le nez sans un regard, pas de caisse et j’encaisse, j’essaye mais la pédale est au plancher, plus d’essence, deux heures vingt s’écoulent, c’est pas cool. A la fin c’est mon pote qui me sauve la mise en dégotant un covoiturage. Le stop c’est comme le chichon, vaut mieux éviter quand on n’est pas dans son assiette. L’équipage de la voiture balais est adorable et me retape. On prend des photos quand Vesselin débarque sur le parking. La dernière fois que j’ai croisé ce gars là c’était il y a quatre ans, à la station de noctilien en rentrant d’un rencard, place du Chatelêt. Pour le stop, il me dit que les bulgares sont plutôt méfiants de nature et pas toujours faciles au premier abord, “tu vas voir dans ma famille, on se parle pas, on s’engueule, mais c’est juste notre façon de parler”. On se met en route pour le hameau de Radovtsi.
Vesselin père et Boika se sont rencontrés un jour d’averse il y a trente ans, il s’est glissé sous son parapluie, elle s’est insurgée et ils se sont revus. Aujourd’hui il grogne beaucoup et prend un certain plaisir à faire marcher sa femme qui marche à tous les coups. En attendant ils m’accueillent comme un fils et je suis aussi recruté pour planter des rangées de patates sous la supervision amusée du daron. J’ai connu Vesselin en deuxièmme année au bureau des élèves, il était responsable soirées et ensemble on en a passé quelques unes derrières le bar jusqu’au petit matin. Après il a fait l’ENA et maintenant il a des costards accrochés à l’arrière de sa bagnole de fonction. Ce matin on plante des patates au fin fond de la Bulgarie et on rigole toujours autant, c’est un type que j’aime bien.
Le lendemain il m’emmène à Buzludja, la soucoupe volante posée sur une montagne qui figure en couverture de tout bon bouquin sur les folies architecturales communistes. J’ai pas été déçu. Après être rentré par un trou dans les entrailles du bâtiment avec un autre explorateur on est arrivé dans la salle des congrès criblée de lumière, dans les ruines d’un rêve fou, une métaphore de l’apocalypse en béton désarmé, à couper le souffle.