Man o to o to

Je me souviens de mon premier passage à Téhéran. Cinq heures cinquante du matin, pateux comme après une nuit grise dans un bus, j’étais descendu station Enghelab et je savais pas que ça voulait dire révolution. Je marchais dans les rues sans époques d’une capitale qui se levait plus tard que moi, je savais pas où j’étais, je marchais vers un coin où me débarasser de mon sac et biensur j’avais pas atteri dans mon endroit préféré. Le Seven Hostel portait bien son nom: une odeur d’hostel provenant d’une promiscuité d’hostel entrainant à son tour des conversations d’hostel entre des backpackers dont toutes les godasses partouzaient devant la porte du dortoir où des sacs à dos avaient vomi des trousses de toilette et tout un bordel qui gisait au pied de lis superposés grinçant sur lesquels des types étaient vautrés dans un manque criant d’intimité à mi chemin entre le coma et la newsfeed de facebook qui chargeait pas à cause des problèmes de VPN. J’avais conclu que c’était pas une demi sieste de 7h34 à 9h22 qui allait me retaper et je m’étais dirigé vers l’accueil avec quelques préoccupations d’hostel et le gars m’avait aimablement imprimé une carte touristique tellement les questions étaient téléphonées: je moutonnais sévère. Comme si c’était pas assez dur comme ça j’avais rencontré un français sympathique et je devais me réadapter à un niveau de communication élevé où deux interlocuteurs partagent vocabulaire et références culturelles et ne peuvent par conséquent pas s’en tenir aux habituelles et machinales banalités des rencontres entre citoyens du monde. Bref, je sais plus trop pourquoi on était parti vers le sud voir la tombe de Khomeini, père de la révolution, meneur de purges et grand combattant des libertés de la femme. Son portrait est aussi présent en Iran que des étoiles rouges dans un défilé militaire communiste. Sur place rien à signaler si ce n’est l’immensité de Téhéran où on n’avance qu’en métro.

On s’était arrêtés devant les grilles de l’ancienne ambassade des Etats Unis, où une exposition de caricatures de Georges W. Bush prenait le soleil et j’avais bien aimé voir ça, là, sur la diplomatique pelouse du plus voyou des Etats. Comme on n’avait toujours pas une idée d’ensemble, on avait refait surface vers Tajrish, au pied de la montagne et même d’un peu plus haut, Téhéran était resté emballée dans son smog.

Suite à un ultime passage par le blingbling Golestan de feu le Shah Pahlavi j’avais pris la route du Sud avec l’impression d’une ville sans trop de centre ou de monuments, d’une juxtaposition infinie de petits quartiers sympathiques sans architecture avec des gens qui s’arrêtent pour vous souhaiter la bienvenue en Iran.



En fait il vaut mieux finir par Téhéran. Après un mois et demi en Iran on connait des gens à appeller quand on arrive. Je retrouve Hedihe et Mehdi rencontrés à Qeshm, leur humeur n’a pas souffert du retour de vacances. Mehdi vient de lancer son café bobo dans une villa à Haft-e-Tir avec deux associés, tout est très sympa . Il présente Hedihe à ses parents avec des plans pour la suite dans le fond des yeux. Si je suis à Téhéran c’est parce qu’une amie s’y est posée. Sandra est là pour trois semaines, elle va tirer des portraits métaphoriques et raconter les histoires d’artistes iraniens. Le soir des retrouvailles on remonte l’avenue Satarkhan pour aller dîner chez Negareh, l’artiste peintre francophone qui l’accueille.

C’est au vingtième étage d’une tour, premier face à face avec Téhéran. L’appart est cosy, décoré avec goût: des abat-jours chaleureux, des tables à la bonne hauteur, un canapé confortable, pas trop mou et pas trop profond. Il y a des photos de famille d’avant la révolution avec des gens qui on l’air heureux. Au bout de vingt minutes je me sens à la maison d’autant que Negareh m’a offert une place dans la collocation. Elle rayonne et me raconte tout un tas de trucs sur l’Histoire et l’Iran. Sandra a toujours une annecdote et elle sait bien raconter les histoires. Le petit chanceux qu’elle prépare depuis quatre mois sera pas en reste avant d’aller au dodo.

Il y a des gens comme ça avec une énergie folle qui donnent l’impression de vivre plus fort que les autres. Elle passe des tas de coups de fils, dégote des contacts intéressants avec l’aide des gens qu’elle a entraînés dans sa cause, sillonne Téhéran d’artistes en artistes et réexplique son projet avec une ferveur inoxydable. Les histoires s’écrivent dans sa tête au fil de l’enquête, elle imagine la photo, elle est rompue à l’exercice, c’est une professionnelle de l’improvisation. En quelques jours un rythme s’installe. Le matin quand Sandra file vers son premier rendez-vous, Negareh lit notre emploi du temps dans le marc du café turc: on joue les prolongations du petit déjeuner dans la cuisine. Jamais avant midi, on sort faire une course ou deux et puis on rejoint Sandra dans un des cafés branchés de Haft-é-Tir ou dans une galerie où on recroise souvent le même sympathique petit monde. Je suis content de laisser les initiatives à mes deux collocatrices après tout ce temps au volant de mon voyage.




Histoire de s’aérer un peu Negareh propose d’aller faire un tour dans un endroit qu’elle connait entre Téhéran et Mashhad. Elle a tout organisé et comme les meilleures vacances en famille, tout commence dans un train de nuit.

Mohammad vient nous chercher à Gorgan. Dans deux jours il s’envolera vers Dubaï, juste pour aller voir Mariah Carey dont toute la discographie est exposée sur une étagère-autel dans sa chambre. Il a aussi une collection de photos de lui dans des mises en scènes kitch à mourir genre aventurier à lunettes au milieu du desert toride qui se renverse une gourde sur le torse au soleil couchant. En même temps que je me tappe une barre je me dis que c’est une belle preuve de liberté de se lâcher comme ça, d’aller jusqu’au bout de son délire en se foutant bien de tout le reste. Quand il n’est pas modèle, Mohammad est fermier, il a repris l’exploitation d’olives et de blé de la famille avec sa soeur Mojgan et son frère Hossein qui nous reçoivent comme des Shahs dans leur maison de Gombad où ils vivent tous les trois depuis le décès de leur mère. C’est l’aînée qui tient la maison, 48 ans de tendresse, le regard doux et perçant, elle travaillait dans une boite de graphisme à Téhéran et puis elle a décidé de revenir aux sources de sa verte région.



Petites balades et grande cuisine, c’est tous les jours dimanche. On finit en mettant le cap sur l’île d’Ashuradeh, abandonnée en mer Caspienne.




Retour à l’appartement de Téhéran, j’ai vraiment l’impression de rentrer à la maison. La collocation sera dissoute le lendemain alors on décide de pas se laisser abattre et Negareh propose d’organiser une soirée de départ avec un grand sourire. Il y a vraiment longtemps que j’avais pas fait une soirée et je me souvenais presque plus comment ça faisait de sentir une maison se remplir d’invités et de conversations.

Le dernier matin Sandra s’est envolée vers le sud et on fume dans la cuisine avec Negareh comme si ça aidait à dompter ses émotions. Quand on retourne la soucoupe le marc est catégorique: je lui propose de m’accompagner à Alamout, elle réfléchit même pas deux minutes et on se met à faire les affaires en quatrième vitesse avant de sauter dans sa bagnole complètement rallumés.


La jolie petite route recommandée par mon GPS commence à s’enfoncer sérieusement dans les montagnes tandis que sous les roues le goudron a été remplacé par un mélange de boue et de neige. Ce qui devait finir par arriver arrive, on s’enlise et le moteur chauffe, le trajet prend des airs de rally. Je lutte de toutes mes connaissances de conduite sur sable. Les rares bagnoles qu’on croise sont deux fois plus hautes et ont des chaînes autour des pneus, on est VRAIMENT sur le qui-vive. Je connais mille personnes qui aurait pété une durite ou maudit mon copilotage mais Negareh arbore toujours le même sourire cramponnée au volant. Le passage du col fait repasser notre optimisme dans le vert mais d’un coup nous voilà face au mur de boue du village de Chaleh et dans ce genre de cas, l’expérience m’a appris que n’en ayant aucune, la seule chance de s’en tirer était de demander au gars du village. Il arrive, s’installe, fait faire quelques vocalises au moteur et refuse qu’on pousse. Par une magie que seuls ces sorciers là maîtrisent la bagnole se remet en mouvement, bientôt la première se met à chanter comme Pavarotti et le type joue des roues, il sent la bagnole, il comprend ses problèmes, il sait ce qu’elle vaut et elle lui obéit, elle monte, doucement, dans un vaste dérapage ascentionnel doublé d’une pluie de boue. On a fait le plus gros nous dit le gars, maintenant il faut juste rouler doucement jusqu’à la route goudronnée qu’on aurait du prendre dans un monde parfait, rationnel et chiant. Quand il est enfin l’heure d’accélérer la bagnole veut plus, elle calerait en seconde dans les montées, elle est aussi rincée que nous. On gravit péniblement les premiers kilomètres de la bifurcation d’Alamout, braqués sur l’aiguille des tours par minute qui réagit négativement à l’inclinaison de la route. Quand on trouve un chemin sur la droite on s’engoufre, il fait nuit depuis une heure, s’agirait de camper. C’en est fini des galères qui acquièrent progressivement un statut d’aventures. Sous les étoiles, le feu fait ses braises, le vent est unidirectionnel bien orienté, la ratatouille commence à ambiancer la casserole, on a un peu de musique, le rouge des lendemains de fête et il fait pas si froid, tout est merveilleux.


La journée du lendemain commence sous un grand ciel bleu avec un petit-déjeuner à nous faire oublier que la bagnole est toujours au bout du roulot. Mais finalement elle fait le job jusqu’au parking d’Alamout. On fait l’ascension dans la neige avant de réaliser une fois de plus qu’il y avait un chemin plus simple. J’imagine la porte fermée, les marches en moins et des assassins qui nous tireraient dessus et j’en conclu que la forteresse d’Hassan Sabba devait etre aussi imprenable que la vue qu’elle offre.


On passe l’après midi chez le garagiste pour refaire une santé à la berline et faire ami-ami avec l’épicier. Au crépuscule, on se remet en route vers Quazvin en écoutant une chanson magnifique sur une fille qui a les yeux noirs. Quand Negareh me dépose au poste de police sur la route de Tabriz et repart vers Téhéran, ça fait un petit quelque chose on va pas se mentir. J’arrête un bus et je négocie une place en soute pour dormir un peu. Merci la vie.
